Publié ce matin dans Le Figaro, cet article évoque les étoiles de David tagués dans Paris et ce qu’elles révèlent. Un acte qui rappelle les années 1960 et l’ « épidémie de croix gammées».
Cologne, 25 décembre 1959. Au cœur de la nuit, deux jeunes allemands, Arnold Strunk et Paul Schoenen, se faufilent dans les rues de la Rome du nord. Les deux hommes ne s’arrêtent pas cependant devant une des nombreuses églises de la ville, ni devant la célèbre cathédrale, mais parviennent jusqu’à la synagogue de Roonstrasse, grand édifice néoroman, tout fraîchement reconstruit après la destruction du régime nazi.
Les deux jeunes - âgés de 25 ans - sont membres d’un petit parti néonazi allemand, et taguent au petit matin de Noël, des croix gammées sur la synagogue. Quinze ans après la chute de l’Allemagne hitlérienne, la République fédérale se réveille dans la surprise et l’indignation. Le chancelier lui-même, Konrad Adenauer, s’exprime. «J'apprends avec horreur l'acte criminel que tous les Allemands qui se respectent condamnent avec moi.» Les deux hommes sont rapidement retrouvés. 24 heures après leur méfait, ils sont arrêtés, puis jugés. Mais l’incident, comme une étincelle, signe le début de ce qu’on a appelé par la suite l’«épidémie de croix gammées» de 1960.
Aux swatiskas taguées dans plusieurs dizaines de villes ouest-allemandes, s’ajoutent tout le mois de janvier des tags antisémites. «Morts aux juifs». «Vive le Reich». Ils sont comptabilisés par centaines. Et l’épidémie se propage bientôt à tous les pays occidentaux jusqu’en Amérique latine. En France, des dizaines de croix gammées sont peintes dans différents arrondissements de la capitale. Et des tags sont retrouvés dans de nombreuses villes de province. On s’interroge alors. «Par la généralité et la soudaineté même de cette campagne, je ne crois pas à son caractère spontané et authentique : je pense qu'il s'agit d'une campagne d'intoxication», déclare le préfet de police de Paris. Ingérence communiste ? Manipulation depuis l’Égypte de Nasser ?
Plus de 60 ans après, la France et le monde occidental connaissent une recrudescence spectaculaire d’actes antisémites. «Tuer les juifs est un devoir», a-t-il été écrit sur le mur d’un stade à Carcassonne le 8 octobre dernier au lendemain de l’attaque du Hamas en Israël dont les combattants ont massacré près de 1400 civils et militaires israéliens. À Paris, des étoiles de David ont été retrouvées sur le mur de bâtiments le 31 octobre. Depuis, plus de 250 étoiles ont été retrouvées dans la capitale, déclenchant stupéfaction de la communauté juive et condamnations politiques. Comme le rapporte Le Monde, les enquêteurs privilégient la piste d’une responsabilité de la Russie qui pourrait bien être, par l’intermédiaire d’un homme d’affaires moldave, à l’origine de ces incidents, ce qui constituerait une grave opération d’ingérence.
«Discréditer l’Allemagne de l’Ouest»
«Si [cette] origine est confirmée, l'affaire des étoiles de David rappellerait de manière troublante, par son procédé visuel (graffiti) et son sujet (les Juifs), l'une des ’mesures actives’ les plus connues du KGB, celle ayant accompagné ’l'épidémie des swastikas’ en 1959-1960», a commenté sur X Maxime Audinet, chercheur à l’IRSEM (Institut de Recherche Stratégique de l’École Militaire) et spécialiste du soft power russe.
En 1960, le monde s’interroge. Les observateurs ne sont pas dupes. Cette «épidémie» ne peut relever d’une résurgence des idées du IIIème Reich. Les partis néonazis sont confidentiels. L’intellectuel catholique et résistant Robert d’Harcourt dans la Revue Défense Nationale, souligne donc «une manifestation de puberté, un exutoire presque physiologique du besoin de casser et faire du bruit, un appétit du scandale et un besoin de la surenchère» tout en soulignant néanmoins «la révélation d’une continuité» dans l’antisémitisme.
De son côté, l’ancien diplomate et académicien André François-Poncet, évoque dans les colonnes du Figaro la possibilité «d’une sorte de «canular» international et d’insolent défi d’une poignée d’excités, plutôt que d’un geste politique d’une réelle portée» tout en évoquant la possibilité d’une responsabilité soviétique, au moins pour les événements en Allemagne de l’Ouest. Mais si ce n’est pour «vérifier le fonctionnement de son réseau, en faire jouer les ressorts, frapper, intriguer, intimider et jouir du spectacle qu’elle offrait», quels seraient les intérêts de Moscou à diligenter pareilles opérations ? Il pourrait «s’agir de discréditer le chancelier Adenauer, en donnant l’impression que, derrière la façade de son régime, les réactionnaires, les nationalistes, les revanchards, les nazis sont déjà tout-puissants», relaie aussi l’ancien ambassadeur à Berlin.
Fracturer la société française
Au mois de février 1960, le ministère de l’Intérieur ouest-allemand publie un compte rendu qui détaille la nature des 685 incidents relevés en Allemagne. Seulement «8% des auteurs appartiennent à un parti extrémiste de droite ou de gauche», explique le correspondant du Figaro, qui ajoute que si les autorités fédérales récusent tout complot organisé, «l’influence communiste dans toute cette affaire ne fait aucun doute».
Puis, on apprit, quelques années après, que l’Union soviétique avait bien supervisé une partie de la campagne. «Le KGB avait, selon les témoignages d'au moins 7 défecteurs, supervisé une campagne clandestine d'affichage de slogans antisémites et de croix gammées en République fédérale d'Allemagne et dans d'autres pays du bloc occidental, parallèlement à une explosion bien réelle d'actes antisémites dans le monde survenue après la profanation de la synagogue de Cologne», explique aussi Maxime Audinet, relayant l’ouvrage du politologue américain Thomas Rid sur le sujet, cité sur le site de la CIA. L’objectif : «discréditer la RFA [...] afin de retarder ou empêcher son réarmement».
Aujourd’hui, les publications sur les réseaux sociaux des tags des étoiles de David auraient été relayées dans la suite de l’opération «Doppelgänger», de désinformation russe, dénoncée par le gouvernement français en juin dernier, et dans la droite ligne des modes opératoires soviétiques selon les observateurs. «Malgré l'ambiguïté (certainement délibérée) du message véhiculé par les pochoirs retrouvés à Paris [...] l'objectif d'attiser la peur et de fracturer davantage la société française dans la foulée du 7 octobre est beaucoup plus évident», conclut Maxime Audinet.